mardi 20 juillet 2010

103ème épisode : l’erreur de l’étalagiste


Enrico Donati, ‘Shoes’, (1945)


20 juillet 2010


Chassé du Café de Flore par l’arrivée des nazis, André Breton reconstitua le groupe des surréalistes à New York. Lui qui avait rompu avec Soupault, Vitrac, Artaud et Desnos, à l'occasion du positionnement idéologique du mouvement et avait adhéré au parti communiste en 1927 résisterait à l’arrière de l’océan Atlantique. Pour survivre, le mécénat ne suffisait pas. Il n’était pas question de travailler comme serveur. Enrico Donati, le benjamin des élevés au droit de se draper en rouge cardinalice décida d’acheter des machines Singer. Au lendemain de la victoire, invité à Washington pour avoir fourni 50.000 parachutes à l’armée américaine, il se retrouva dans une salle remplie de producteurs de parapluies. « Et, vous Donati ? » demanda le Général, « que faisiez-vous avant 1942 ? » L’Italien répondit : « J’étais peintre surréaliste ».


Avec le retour de la paix, il fallut retourner à des activités civiles. Parmi les petits boulots que Donati affectionnait, il y avait la mise en scène de vitrines. Avec Marcel Duchamp, ils s’étaient fait la main, rue de la Paix, chez Elsa Schiaparelli[1], la rivale de Chanel. Brentano’s, au 586 sur la 5eme avenue avait publié de nombreux écrivains français en exil. Pour la parution du livre d’André Breton Le surréalisme et la peinture (1945), Donati et Duchamp installèrent un mannequin de femme décapité qui lisait Breton en urinant, debout, par un robinet caché dans la cuisse, sur des chaussures mitées, dérobées au tableau de René Magritte Le modèle rouge[2]. Des bonnes sœurs de l’Armée du Salut sortant du New York Hotel entrèrent dans la librairie et commencèrent à envoyer « au diable » la direction. Toute honte bue, Brentano ordonna aux étalagistes de démonter leur bataclan. Interloqués, ils prirent leurs accessoires et allèrent décorer la vitrine de Gotham Book Mart, un pâté de maison plus bas[3].


Maquiller les comptes, parce que ça le vaut bien, se dit en IAS/IFRS faire de l’habillage de bilan (balance-sheet window dressing). Il existe de nombreuses manières de relooker ses états financiers. On peut les déguiser, cela consiste à omettre de comptabiliser certaines charges, à enregistrer des ventes par anticipation, ou le spécial faux 36 : exclure du bilan certains passifs ; le hors-bilan, un grand classique. On peut les dévêtir, en ne faisant pas figurer le résultat des opérations déficitaires, en sous-évaluant l'amortissement, en retardant le moment où certains éléments doivent être passés en charges ou en effectuant des opérations pour la forme.


Une porte doit être ouverte ou fermée, tandis qu’une comptabilité peut être fantaisiste, d’intention, subjective, stratégique ou frauduleuse. Les débats sur la comptabilité créative, mal nécessaire ou ruse inévitable font rage dans le cercle passionné des experts-comptables. Celui qui révulse les banques porte sur l’amélioration des normes comptables IAS/IFRS, devenues paneuropéennes par le truchement de l’euro, et plus sévères avec la chute de la maison Arthur Andersen ; pour qui la cotation des actifs à leur valeur de marché à la date de clôture du bilan (norme dite « mark to market » ou MTM) ne reflèterait pas la vraie valeur des choses. Selon elles, il conviendrait de revenir à la comptabilité de bonne-maman, avant Enron, Worldcom et Tyco quand on cuisait la juste valeur dans les chaudrons en fonte de la cotation à la valeur historique (Mark to Value).


(Que des capitalistes se prévalent de la supériorité de la valeur d’usage sur la valeur d’échange ne manque pas de sel).


Il n’y a pas d’ailleurs pas besoin d’être marxiste pour reconnaître, avec Barney Frank[4] que la méthode de valorisation actuelle peut tirer l’économie vers le bas, car elle a un effet auto-entretenu ou procyclique notamment par le mécanisme des appels de marge dans le cadre de l’endettement avec effet de levier[5]. Mais préfériez-vous dans la valorisation à l’ancienne, de croire au père Noël (Mark to Make Believe) ?


Depuis au moins mars 2010, on sait qu’avant que Lehman Brothers ne fît faillite en septembre 2008, entrainant dans sa chute le reste de l’économie de la Triade, la banque d’affaires avait pendant plusieurs exercices occulté la dégradation de ses comptes grâce à une technique appelée « Repo 105 ». Quelques jours avant la fin de chaque trimestre, elle signait un « accord de rachat » (repurchase agreement) avec un garde-meuble à qui elle « vendait » pour quelques jours ou semaines, 50 milliards par-ci, 50 milliards par là, de cellulite, afin d’enjoliver la silhouette du bilan. La publication des comptes passée, elle rachetait sa dette. La première fois que Lehman Brothers a touché à la repo 105 fut en 2001. Elle n’a plus jamais arrêté.


Si je te vends avec garantie de rachat, en fait je te… prête et je t’indemnise pour la gêne. Et voilà comment la méthode de la répo 105, qui est légale sous l’article FAS 140 du Financial Accounting Standards Board de l’an 2000, fut détournée de son objectif qui était de permettre la titrisation des dettes[6].


Depuis quelques semaines, on lit dans la presse que Bank of America et City faisaient la même chose[7]. A chaque fois, il s’agissait, plaident les directeurs financiers, d’erreurs (sic). Ce qui est révoltant c’est que le gendarme de la bourse donne une petite tape sur la main des directeurs financiers, que ces derniers bénéficient de facto d’une amnistie et qu’on renvoie les étalagistes, qui iront offrir leurs savoir-accroire un pâté de maison plus bas. Certes City appartient à hauteur de 50% au contribuable, alors que l’amende soit payée par ma poche gauche et qu’elle soit versée dans celle de droite ne m’enrichit pas et ne me punit pas, mais quid de la responsabilité pénale non pas des étalagistes mais des dirigeants et des commissaires aux comptes ? Avec les banques, une fois par trimestre c’est Noel. Attention au bris de verre, qu’on ait des Donatis chez soi ou qu’on aille sans souliers.


Demain Obama promulgue sa loi nouvelle anti-tsunamis financiers que vient d’adopter sa majorité au Congrès. Les nihilistes de Wall Street pourront-ils continuer de déposer leurs paquets sans s’inquiéter ?


Gabrielle Durana

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La prochaine fois, nous parlerons des résultats des stress tests des banques européennes. Par ailleurs, je prépare une série de deux ou trois chroniques sur le flash krach du 6 mai et le rôle des ordinateurs dans les marchés financiers. Enfin, dès que nous aurons plus de détails, nous mettrons la loi face à face avec les promesses du candidat de rerégulation financière.



[1] Surreal Things: Surrealism and Design de Ghislaine Wood, Victoria & Albert Museum (2007)

[4] Les Echos, 20 mars 2008, page 38

[5] Pour une révision de la notion d’appel de marge, relire le chronique numéro 25, à partir du 3 eme paragraphe.

http://tsunamifinancier.blogspot.com/2008/10/chronique-n25-les-veines-ouvertes-de.html

[6] La fabrication puis la distribution de petites verrines, vous vous souvenez ? Relire sinon la Chronique numéro 28, à partir du 5eme paragraphe. http://tsunamifinancier.blogspot.com/2008/10/chronique-n28-les-prions-de-la-finance.html

[7] Wall Street Journal, 27 mai 2010 “BofA, Citi Made 'Repos' Errors”



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